jeudi, décembre 17, 2009

Industries culturelles : ni "tuyaux" ni "contenus" !

Ce fut sans doute un progrès quand les ingénieurs systèmes et les opérateurs de réseaux commencèrent à s'intéresser aux "contenus", c'est-à-dire aux informations qui passaient dans leurs systèmes et aux usages qui en étaient faits.
Sans doute.
Mais ce n'était qu'une métaphore et aujourd'hui, elle est complètement dépassée. Elle nuit même à la réflexion stratégique.



J'ai commencé à m'en convaincre pendant la bulle internet de la fin des années 90. On ne parlait que de portails, de tuyaux et de contenus.On valorisait les projets en fonction des millions d'heures de programmes. Comme si nos films, nos livres ou nos médias pouvaient se stocker, tel le blé. Comme si les "utilisateurs" n'avaient qu'à ouvrir une sorte de robinet et à consommer passivement ces programmes.

J'ai ensuite connu de près pas mal d'industries culturelles. J'y ai vu des métiers magnifiques mais qui n'étaient jamais de "contenu". J'ai découvert "le contrat implicite" entre un journal et son lectorat. J'ai connu le travail de sélection, d'édition et de promotion des éditeurs. J'ai entrevu le travail incroyable de conception de la grille sur une chaîne de télévision ou sur une radio. Le travail des game designers. L'importance de l'ambiance et de la lumière dans un film... Jamais de "contenu".

Toujours des oeuvres, des catalogues (raisonnés), l'adresse d'un auteur à son public. Des oeuvres dynamiques, dépendantes du contexte.

J'ai aussi vu tant de politiques publiques échouer à cause de cette stupide distinction. La séquence infrastructures - équipement - contenu. Avec les investissements qui perdent un facteur 10 à chaque fois, naturellement. Et les décideurs qui finissaient par s'énerver de la stupidité des utilisateurs qu'il fallait ensuite "former" à coups de milliards.

Et pendant ce temps là, nous avons connu les magnifiques succès du consumer internet américain. Avec des stratégies industrielles de toutes beauté dans lesquelles on serait bien en peine de reconnaître les "contenus" et les "infrastructures".

La résurrection d'Apple ? Une splendide cohérence entre le I-Tune, plate-forme indispensable autour de laquelle s'organisent avec cohérence le I-Pod, l'offre légale de musique, puis le I-Phone, les nouveaux téléphones et leurs applications développées par les utilisateurs. "Contenu" ? Infrastructures ? Devices ? Non. C'est un bloc de cohérence, la continuité d'une expérience utilisateur, la simplicité d'usage, l'interopérabilité de l'ensemble qui fondent cette stratégie.

On pourrait multiplier les exemples à l'infini et parler aussi d'Amazon et de la manière dont le Kindle s'articule à l'ensemble. De Google et de la cohérence de sa suite.

Je suis certain, sans avoir la réponse, que nous devons casser ces concepts obsolètes et en forger de nouveaux, mieux à même de saisir cette réalité qui émerge.

ET j'en ai eu la confirmation au cours d'un déjeuner que nous avons partagé hier avec Emmanuel Hoog, président de l'INA et donc administrateur de Cap Digital.

Nous parlions des spécificités du Cloud computing quand on l'appliquait aux problèmes des médias, et Emmanuel m'a fait remarquer à quel point la question de la gestion des droits était mal prise en compte par le monde de l'informatique. Un manuel scolaire, par exemple, ce sont parfois 4000 sources qui ont chacune un auteur, des droits limités dans l'espace, dans le temps et variables en fonction du nombre d'exemplaires vendus. Cette gestion des droits est au coeur des métiers de production et d'édition. A strictement parler, d'ailleurs, on ne produit que des droits, on n'achète que des droits et on ne vend que des droits.

Or, cette gestion des droits est aujourd'hui sous-estimée, figée dans des méthodes très anciennes et souvent très manuelles, et ne connaît que très peu d'innovations. On pourrait imaginer des droits dynamiques, variables en fonction du contexte, agrégés automatiquement, emportés par les "contenus" eux-mêmes.

On ne l'a pas fait jusqu'à présent. Pourquoi ?

Eh bien parce que c'est l'une des conséquences néfastes de cette métaphore inadaptée. Gageons que si l'on avait parlé depuis tout ce temps d'oeuvres, d'industries des oeuvres, de diffusion des oeuvres... on aurait posé l'équation différemment.

Et ce n'est qu'un exemple.

Alors de ce jour, je propose que sur ce blog, et dans vos commentaires, nous nous efforcions de trouver un autre vocabulaire, et surtout d'autres représentations. Que l'on parle d'oeuvres. Que l'on parle des flux chers à Thierry Crouzet. Que l'on parle d'usages et de valeur d'usages. De ce qu'on veut.

Mais plus de contenus.

De grâce.

2 commentaires:

  1. Comme initiative pour moderniser la gestion des droits, il y a tout le mouvement autour des biens communs informationnels - lire Philippe Aigrain sur le sujet (créative commons, Logiciel Libre...).
    Il me semble toutefois que la véritable raison pour laquelle personne ne se presse pour affiner davantage la gestion des droits, c'est que tous les acteurs "modernes" - ceux qui maitrisent la technologie - attendent une évolution du cadre légal. Il faudrait expliquer à ce monsieur de l'INA que le droit d'auteur version Beaumarchais est intenable (et injuste !) à l'heure du numérique. Malheureusement, à lire le traité de Lisbonne puis DADVSI puis HADOPI, nous n'avançons pas dans le bon sens...

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  2. "Et les décideurs qui finissaient par s'énerver de la stupidité des utilisateurs qu'il fallait ensuite "former" à coups de milliards."

    Peut être parce que s'agissant des ntic et d'Internet , de leur nouveauté dans l'échelle historique de l'Humanité , il fallait penser AUSSI en amont la formation comme partie intégrante de l'équation ...

    C'est facile de se monter méprisant et hautain vis à vis des gens, surtout quand on les tient dans l'ignorance à fins de manipulation consumériste ou d'économie sur les coûts du produit/service...(hé oui ça coute du temps et de l'argent d'expliquer correctement les choses)

    Sinon pour la gestion des droits, effectivement, le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle est "figée dans des méthodes très anciennes". Et comme le souligne Olivier Lejade, entre le traité de Lisbonne, Dadvsi Hadopi and co, quel joyeux festival d'anachronismes...


    Un utilisateur stupide

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