mardi, juin 15, 2010

Les nouvelles technologies au Japon : préférer la perfection à la puissance ?

Troisième billet issu de ma session japonaise du Orange Institute.

Ce qui m'a le plus frappé dans l'approche japonaise des nouvelles technologies, c'est la différence profonde entre la manière dont sont utilisées ces technologies, les processus d'innovation et les objectifs qui leurs sont assignés...

Alors que les technologies qui font l'actualité sont exactement les mêmes qu'en Europe ou aux Etats-Unis (haut débit, capteurs et senseurs, Internet des objets, robotique, image 3D, jeu vidéo, Cloud computing, web social ), leurs utilisations sont extrêmement différentes.



La Silicon Valley, c'est une énergie considérable, le grand melting pot de la planète entière, des milliers de cerveaux brillants qui ne cessent de produire de la vision, de l'émulation, des ego survitaminés. A qui veut créer son entreprise, une seule question : "est-ce que tu veux changer le monde ?". C'est le chox des egos qui prépare celui des stratégies, corrigé par une production permanente de vision collective et des formes subtiles de contrôle social.

Au Japon, il me reste l'impression d'un pays qui nous accueille en nous disant : "Nous avons une civilisation stable et extrêmement raffinée, notre cohésion sociale est extrême, la violence a atteint un niveau des plus bas au monde, nos anciens vivent centenaires et plus de 35 % de la population a désormais plus de 60 ans. Nous n'avons pas de ressources naturelles, notre population décroît (1,6 enfants par femme). Mais nous sommes en avance de phase sur le reste de la planète : partout, les populations vont vieillir, les villes vont croître, les ressources vont se raréfier. Ce que nous allons développer pour faire face à nos problèmes sera notre principal atout."

Les nouvelles technologies, au Japon, ça semble donc surtout être un moyen de maintenir l'harmonie et l'équilibre d'une civilisation extrêmement aboutie. Les robots pour que des vieillards puissent continuer à faire les plus rudes travaux, des technologies de santé pour accompagner le vieillissement et garantir l'autonomie des personnes, du smart grid et des green tech pour rendre soutenable le développement des villes et anticiper les chocs énergétiques.
C'est aussi une culture, qui a baigné les fans d'Astro Boy et autres Bioman, dans un pays qui peut écouler certains mangas à 100 millions d'exemplaires, et dont des industries de la création, très sophistiquées, sont souvent réservées au marché intérieur. C'est une très faible porosité aux contenus étrangers, sauf peut-être pour le cinéma : le plus gros éditeur étranger de jeu vidéos culmine à 1,5 % de parts de marchés). C'est une attitude un peu dandy, avec une forme d'excentricité qui pourrait être britannique.
C'est un peu le sentiment que l'optimisation, la rationalisation, l'accompagnement de la société, la cohésion collective sont préférés à la rupture, à la croissance et aux aventures individuelles.

C'est une passion pour Twitter et Foursquare mais une indifférence complète à Facebook ici remplacé par Mixi. A une question directe sur ce point, on m'a répondu que Facebook s'intégrait mal dans la culture japonaise, où les autres sont déjà trop présent, alors que Twitter et Foursquare, où l'on parle mais où l'on ne se livre pas, collaient mieux.

A l'un d'entre nous qui déclarait "mais vous ne nous dites rien sur les processus d'innovation", il nous fut répondu "mais on vous les montre depuis trois jours, et vous ne l'avez pas vu". Car l'innovation au Japon, est moins affaire d'ego et de start-up que de processus collectifs de très long terme, fondés sur un fort consensus social.

Le sentiment dominant que m'a laissé cette immersion est que la révolution numérique en cours ne signifie pas forcément une mondialisation uniforme. Les mêmes technologies, réinterprétées dans différentes cultures, produiront sans doute des constructions sociales très différentes.

Même si la référence peut sembler triviale, j'ai beaucoup repensé à un film hollywoodien : Le dernier Samouraï.  L'histoire se passe au début de l'ère Meiji, c'est-à-dire de cette période d'entrée du Japon dans la modernité technologique, lorsque des Samouraï fidèles au Shogun firent brièvement sécession. (Pour l'anecdote, en recherchant ce que Wikipédia racontait de ce film, j'ai découvert que l'officier Américain joué par Tom Cruise était en fait directement inspiré d'un officier Français bien réel : Jules Brunet).

Ces Samouraï regrettaient les rites et les codes de l'ère Edo, et l'on peut se demander si le Japon moderne ne recherche pas une nouvelle ère Edo.

Tout cela m'a rappelé, finalement, une anecdote des années 70. Je pense qu'elle concerne Jean Riboud, PDG de Schlumberger. Celui-ci, très intéressé par les différentes stratégies de management, avait pour habitude d'inviter dans sa somptueuse villa, pendant une semaine d'été, de grands industriels étrangers pour échanger avec eux sur leurs pratiques.
Il reçut un été le patron de Toyota, qui fascinait alors l'Europe par la puissance de son système de production.
A une question sur le toyotisme, le Japonais répondit, plus ou moins : "Vous, les occidentaux, vous voulez toujours vaincre vos adversaires. Dans notre tradition, l'adversaire n'a aucune importance. Le Samouraï le tue, et on n'en parle plus. Ce qui nous intéresse, c'est la recherche de la perfection."

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